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Le journal de Dominique

Le cabas à boules de poils - Les neiges du Kilimandjaro...

Le cabas à boules de poils - Les neiges du Kilimandjaro...

C'était l'heure où la chaleur commençait à tomber... Les hautes herbes de la savane ployaient sous le souffle du vent. Le soleil rougeoyait l'horizon et lustrait de ses langues violacées les neiges éternelles chapeautant le dôme du volcan. L'inquiétude à peine palpable en début de soirée grandissait au fur et à mesure que le crépuscule tombait sur la réserve tanzanienne. Carole et son compagnon de travail auraient dû être de retour pour la réunion quotidienne . Elle était partie en repérage avec un des soigneurs lorsque de longs barrissements de terreur avaient troublé la torpeur de cet après-midi si chaud. Manque d'eau ? Blessure ? Envasement d'un éléphanteau signalé par la mère ?

Le soigneur avait été informé par un des gardiens que des silhouettes brunes armées de pics et de lances avaient été entr'aperçues à proximité du centre... Quelques hommes étaient partis inspecter la réserve animalière. Tout était calme ! Les grands fauves en convalescence se reposaient. Dans le parc, les éléphants étaient immobiles. Seules leurs grandes oreilles balayaient les mouches qui taquinaient leurs paupières. Impossible de rester sans savoir. Le soigneur avait prévenu Carole, arrivée depuis peu au centre, qui était occupée à la pesée d'un minuscule singe. Elle reposa le petit orphelin dans sa caisse. Sans plus attendre, elle sauta d'un geste alerte dans un des pick-up stationnés à l'entrée, tandis que le soigneur grimpait agilement dans la remorque, treillis militaire, rangers aux pieds, kalachnikov et lance-seringue... Dans un nuage de poussière, ils avaient franchi le grand portail...

Le soir comme d'habitude, tout le monde s'était réuni dans une des grandes tentes. Toutes les chaises installées en éventail autour du fauteuil pliant habituellement occupé par le directeur. Vétérinaire, depuis son arrivée dans ce centre de sauvetage pour animaux sauvages, il avait décidé de cette réunion quotidienne. Évacuer les soucis . Les prendre collectivement. Souder le groupe.

Deux chaises vides.

À son arrivée, le vétérinaire remarqua de suite l'absence de Carole et du soigneur.

« Où est Carole ? Où est Dimakatso ? »

Un des soigneurs qui avait vu le pick-up sortir de la réserve expliqua rapidement ce qu'il savait ou supposait.

Le visage du Directeur changea progressivement... Dans ses yeux: un éclat particulier. Lui d'ordinaire si calme - et du calme il en fallait pour faire face aux difficultés inhérentes aux objectifs de ce centre de soins pour animaux de la brousse - explosa. Les participants se jetèrent un coup d'œil.

« Elle vient d'arriver ! Ce n'est pas la première fois que je lui dis de ne pas partir sans avertir. Ces occidentaux qui ne sont jamais venus en Afrique et qui s'imaginent tout connaître, y en a marre ! Mais vraiment marre ! La nuit tombe ! Même en partant maintenant on n'est pas sûrs de les retrouver ! Si elle ne s'est pas éloignée de la voiture elle pourra se mettre à l'abri ! Mais comment et pourquoi Dimakatso est parti aussi sans prévenir ? Il n'aura sans doute pas voulu la laisser seule ! À son retour, elle pourra reprendre l'avion dans l'autre sens ! Une clinique à Paris, dans le seizième, sera beaucoup mieux pour elle. Ce comportement est intolérable. Du coup, ce soir pas de point sur le centre. On part de suite. On a à peine une heure pour les trouver ! Partent les voitures aux projecteurs de toit ! Vous êtes deux par voiture et dans une heure tout le monde est de retour ! Pas la peine de se mettre plus en danger ! »

Dans un vrombissement assourdissant, les voitures démarrèrent toutes en même temps. Un convoi quasi militaire, projecteurs allumés. Les hommes se retrouvèrent dans une clairière d'où partaient quelques sentiers de terre rouge. Une sorte d'étoile menant à des villages éloignés. Un dernier arrêt. Chaque équipage resterait en relation avec les autres à l'aide de Talkies-walkies. La nuit était tombée, une nuit d'encre. Les projecteurs, pourtant puissants n'éclairaient qu'un cercle autour du véhicule. Les hommes se rendirent vite compte qu'ils ne trouveraient ni Carole ni Dimakatso, malgré tous les efforts déployés. Pourvu qu'ils puissent se mettre à l'abri pour la nuit ! Machinalement, ils levèrent les yeux vers les nuages qui obscurcissaient la lune et rendaient la nuit encore plus sombre qu'à l'accoutumé. Seuls, quelques longs hurlements suraigus des sinistres chacals à chabraque trouaient le silence de la nuit. Nombreux dans cette région, ils terrifiaient les villageois pour qui ils étaient annonciateurs de mort. Ténèbres. Encre. Mort. Éprouvés par ce qu'ils allaient faire malgré eux ils rebroussèrent chemin en maudissant la nuit, l'heure tardive, et surtout l'inconscience de Carole et son inexpérience du terrain. Heureusement elle était avec Dimakatso, homme d'une tribu voisine et fin limier.

La nuit allait être courte... très courte... Dès les premières lueurs de l'aurore, le centre s'agitait... Quelques soins à donner... quelques vérifications de dernière minute... Les moteurs allumés signalaient à tous un départ immédiat...

Retour à la clairière. Aucune trace du véhicule des employés de la réserve. Mais au milieu des chemins explorés la veille au soir, ils distinguèrent nettement un sentier fraîchement ouvert. Seules, les graminées et autres plantes foulées et couchées sur le sol indiquaient un passage récent. Des hommes étaient passés à cet endroit. Pas de trace de roues. Intrigués par cette découverte, après de longues discussions, quelques soigneurs de la réserve s'engagèrent dans ce sentier et s'enfoncèrent dans la savane. Les herbes très hautes leur dissimulaient le paysage environnant. Leurs pas dans les traces des hommes qui les avaient précédés les conduisirent vers une petite hauteur d'où la vue se dégageait quelque peu. Cri d'un des hommes. Des gouttes de sang émaillaient le sol, de plus en plus nombreuses... de plus en plus importantes, d'autant plus visibles que le gris noir du sol basaltique en faisait ressortir l'éclat. Les hommes pressentant un drame s'enhardirent et continuèrent à avancer. Un long cri rauque déchira l'air. À l'entrée d'une trouée, à côté d'une étendue d'eau stagnante, un rhinocéros couché sur le flanc semblait dormir... la tête fracassée. Un coup de machette lui avait enlevé la corne et de nombreuses mouches noires et sifflantes grouillaient sur le cerveau offert. La mort au service de la vie. À une faible distance, deux pieds dépassant des herbes témoignaient d'une présence humaine. Dimakatso gisait. A ses côtes, le fusil lance-seringue. Il avait dû, sans aucun doute, s'opposer au massacre qui avait lieu sous ses yeux et son corps mutilé attestait la violence de l'accrochage. Il fallait faire vite pour pouvoir aller chercher de l'aide et revenir . Les braconniers ou d'autres étaient-ils toujours à l'affut d'un butin ?

Les hommes s'apprêtaient à reprendre les voitures quand des claquements de mandibule suivis de grognements sonores et de cris aigus les arrêtèrent. Ils rebroussèrent chemin et se dirigèrent vers l'arbre d'où semblait provenir ce bruit....

Des chacals à chabraque s'enfuirent à leur arrivée... Un corps de femme sans tête, dénudé, gisait au pied de l'arbre. Un des charognards tenait encore dans sa gueule le bras sans main et en extirpait des lambeaux de chairs. Position lascive du corps, une jambe repliée sur l'autre. Traces de sang séché sur le sexe. Poitrine lacérée. La tête égorgée avait été abandonnée ou avait roulé à quelques mètres de son cou... Il devenait de plus en plus clair que Carole et Dimakatso s'étaient opposés aux braconniers. Derrière la jeune femme le cadavre d'un jeune éléphant à qui on avait volontairement arraché les défenses. Un sentiment de tristesse, de colère, d'anéantissement s'emparèrent des hommes. Il fallait faire vite... Très vite... Empêcher les charognards de continuer leur œuvre. Le corps de Dimakatso serait rendu au siens et serait enterré parmi ses ancêtres. Il faudrait ramener les restes de Carole au centre pour ensuite les rapatrier... Les hommes revinrent avec leur puissantes voitures vers le lieu du carnage. En sautant du pick-up, Lisimba perçut un léger rugissement ... Pas de lions visibles. Pas de traces. Si ! Quelques touffes de poils roux éparses ! Quelques gouttes de sang ! Des empreintes de pneus conduisaient vers le village … Les soigneurs , habitués des chasses interdites retracèrent assez vite les évènements de la nuit. En embuscade, les braconniers avaient, en plus de tuer les grands pachydermes, anéanti une famille de lions pour la chasse ou l'amusement des touristes en oubliant un petit lionceau. Ce petit lionceau ne pouvait rester seul au milieu de la savane... Il était condamné... Lisimba et Chenjeraï se regardèrent... regardèrent les grands acacias alentours … Pas de lions perchés... Les deux soigneurs s'approchèrent... Il ne chercha ni à se sauver ni même à se lever. Il tourna la tête vers les deux hommes dans un miaulement plaintif. Intrigués par ce comportement inhabituel, ils se penchèrent vers lui et constatèrent qu'une des pattes arrières était brisée. S'il restait seul, il serait vite la proie des hyènes et autres charognards. Lisimba, avec douceur, le prit et le hissa dans la voiture sur un vêtement roulé en gouttière comme on le lui avait appris à faire. Au centre il installerait le petit animal dans une des cages à proximité des fauves convalescents. Le directeur, prévenu, avait fait dresser un lit funéraire dans une pièce. L'épouse de Chenjeraï glissa de l'herbe sèche dans un gant; elle ajusta le mieux possible la tête exsangue et couvrit l'horrible blessure d'une écharpe. Tous installés en un demi-cercle autour du corps vinrent l'un après l'autre rendre un dernier hommage à leur consœur. Quelques chants. Quelques messages d'Adieu. Signes de croix ou têtes baissées. Après cet hommage, on l'installerait au frais en attendant la visite du consul et le rapatriement.

Tous se retrouvèrent sous la grande tente d'accueil silencieux... « Notre consœur Carole , Dimakatso nous ont quittés... Ils avaient tellement chevillé au corps l'amour des animaux. Ils sont morts pour tenter de s'opposer au massacre de grands fauves. Ils ont mis sur notre route un lionceau. Nous l'appellerons Carol avec ou sans « e » suivant son sexe. Nous ne le toucherons qu'avec des gants. Il doit être remis en liberté dès que possible. Par contre nous devons tirer une leçon de prudence et avec les évènements d'hier, nous allons devoir être plus nombreux pour surveiller la réserve.

Merci à Tous. » Les hommes, les uns après les autres, se levèrent silencieusement et quittèrent la grande tente tête baissée et cœur lourd. Pourtant, la vie allait très vite reprendre ses droits. Déjà quelques cris et appels des animaux se faisaient entendre dans les salles de soins. Des naissances. Des morts aussi sans aucun doute. Un cri humain pourtant résonna du côté des pièces des orphelins. Le petit lion gémissait... couché sur le côté, la tête sur le ciment glacé, il essayait de bouger mais sa patte brisée ne lui permettait guère de mouvement. Chenjeraï, le tourna sur lui-même. Carol, avec délicatesse, lui lécha le dos de la main gantée . Langue douce, râpeuse. Un léger ronronnement , à peine audible, émut le cœur de l'homme pourtant endurci à la souffrance depuis son arrivée dans ce centre. Certaines des longues scarifications qui lui zébraient le visage et les bras étaient les restes de combats qu'il avait dû menés contre des braconniers plus habiles à tuer aussi bien avec des machettes de fer acérées qu'avec des kalachnikovs qu'à cultiver la terre des ancêtres. Un lion ou un éléphant étaient des trophées de choix pour des touristes amateurs de safaris ou d'ivoire. Il savait quel prix était offert en échange de la plus longue des défenses d'un vieux pachyderme solitaire. Le lionceau ne tarderait pas à réclamer à manger. Comment s'était-il nourri dans sa savane, solitaire ? Pas de lionne allaitante au centre pour lui donner son lait. Que faire ? Un coup d'œil circulaire et une chèvre qui passait par là put donner de son lait pour Carol. Un lion et un chevreau frères de lait ! Un jour que Chenjeraï, caressait délicatement la tête du petit animal, il se redressa quand il entendit arriver son épouse. Calebasse profonde sur la tête, la jeune femme avançait, silhouette dansante, pieds nus sur le sable roux de l'allée. D'un geste habile, elle posa à terre la grande calebasse, souleva le linge qui la recouvrait et la posa au pied de son mari. Elle était emplie d'une mixture rougeâtre fort peu appétissante. « Du simple lait de chèvre n'est pas assez nourrissant pour qu'il devienne un lion fort et costaud capable de chasser l'antilope ! Là j'ai mis en plus du lait, de la bouillie de sorgho, un peu de cou de poulet et du sang ! » Elle mit son étonnant breuvage devant le petit lion qui essaya d'y mettre son museau tout en passant soigneusement sa langue sur ses babines. D'un côté, de l'autre. Voir ce petit félin avoir déjà des gestes de grands fauves fit rire la jeune femme. Elle se glissa dans la cage avec sa calebasse. Délicatement, elle trempa une cuiller de bois dans la « soupe », la remplit et la tendit au petit lion. Carol détourna la tête, passa sa tête sous le bras de Zuwena et d'un coup de front habile renversa sur la robe de la jeune femme le liquide épais et rouge. Sans se décourager, elle recommença à tendre la cuiller tout en la gardant à bonne distance de son corps. Déçu de ne plus pouvoir jouer, le fauve se décida à flairer et consomma une bonne partie de la préparation. Son repas achevé, il tourna plusieurs fois sur lui-même, posa sa tête sur son corps-couronne et s'endormit. Une caresse sur le flanc du lionceau et Zuwena quitta son protégé. « Tu vois, il a bien mangé ! glissa t-elle en partant à Chenjeraï. Demain, si le patron le permet je reviendrai. Tu me diras. »

« Puisque ta femme demande pour soigner Carol elle peut. Nous ne sommes plus trop au centre ! Mais surtout elle met des gants. »

Tous les jours, matin et soir, Zuwena, liane souple, venait à la réserve et se glissait dans la cage du lionceau.

Quelques semaines s'étaient écoulées depuis la mort de leurs amis quand un matin, on entendit un petit avion, tournoyer au dessus de la réserve et se poser dans la cour, tarmac improvisé.

Tous se précipitèrent devant l'escalier de descente pour saluer le couple d'Européens qui en descendait. Lui, pas très grand, chemise blanche immaculée, col ouvert savamment remonté sur le cou et spartiates aux pieds. Elle, blonde, jupe verte très courte à volants , chemisier dont elle avait noué les deux pans dégageant ainsi son nombril laissant voir un piercing-serpent doré qui remontait vers le creux de la poitrine. Grimpée sur des sandales à grands talons compensés, elle semblait avoir du mal à tenir son équilibre. Le Directeur ravi bouscula tout le monde et prit le jeune homme dans les bras et lui donna d'amicales tapes dans le dos. Et se retournant vers les autres déclara :

« -Je vous présente Xavier, mon neveu. Il vient de terminer ses études de vétérinaire. Et voici Prisca, sa fiancée. Prisca , elle, est assistante vétérinaire. Ils vont renforcer pour quelques mois notre équipe, ce dont je les remercie. Après un temps de repos, je vous laisse le soin de leur faire visiter le centre et leur montrer l'ensemble de nos pensionnaires. Et se tournant vers son neveu et d'un geste du bras montrant l'intérieur du centre ajouta: En attendant, je vais vous montrer vos tentes et vous laisser prendre vos marques. À tout à l'heure ! »

Le soir de leur arrivée, avec un groupe de soigneurs, Xavier et Prisca firent le tour des malades. Un large sourire éclaira le visage de Xavier en contemplant le spectacle offert par Zuwena, assise en tailleur sur ses cuisses, avec, dans le berceau ainsi formé, le petit lionceau. Carol jouait à mordiller une des mains de la jeune femme qui de l'autre caressait le pelage roux et brillant. À côté d'elle la calebasse. Interloquée Prisca explosa : « On ne vous a jamais dit de ne pas toucher un animal sans gant! Vous êtes stupide ! Sortez de là ! Il va s'habituer à vous et ne pourra pas retourner à la vie sauvage ! Et notre oncle vous laisse faire ? Et puis c'est quoi dans le récipient ? »

Le temps passait vite au centre... Les saisons se succédaient... Saison des pluies … Saisons sèches.... Seul, les portraits de Carole et de Dimastako au petit ruban noir marquant le coin droit des deux tableaux, qu'on avait accroché dans la pièce d'accueil rappelaient à chacun le drame qui s'était noué ici ... Déjà deux ans... Les soigneurs faisaient montre d'une grande prudence vis à vis des mouvements suspects... Les femmes restaient dans la réserve ou sortaient accompagnées...

Par contre, le responsable avait , fort contrarié qu'il était, congédié Zuwena. Prisca avait cru surprendre un regard de connivence entre l'épouse de Chenjeraï et Xavier alors qu'ils soignaient et allaient effectuer la pesée hebdomadaire du jeune lion. Les disputes devenaient quotidiennes. Critiques acerbes. Remontrances. Même voir la jeune femme était source de colère pour Prisca. Un après-midi, où la chaleur torride noyait le centre dans une atmosphère suffocante, les deux femmes marchaient l'une derrière l'autre dans l'allée qui menait aux cabanes des orphelins. Zuwena, bras levés pour tenir la calebasse sautillait pour éviter de poser ses pieds nus sur les cailloux brûlants. Les bracelets d'or de ses poignets et de ses chevilles cliquetaient en rythmant ses pas. Elle apportait encore , contre l'avis de Prisca, sa mixture au jeune lion qui l'attendait impatiemment. Dès qu'il voyait sa soigneuse, la tête posée sur ses pattes avant tendues, il fermait les yeux et faisait mine de dormir pour mieux bondir vers elle. Depuis quelques jours, ce jeu avait cessé de l'amuser et penchait la tête d'un côté et de l'autre dès qu'il l'apercevait ou entendait sa voix. Il allongeait alors son cou pour qu'elle gratte du bout des doigts la fourrure de la tête. C'était un des derniers temps de captivité pour Carol devenu suffisamment grand pour affronter la savane et ses pièges. Alors, perdant tout contrôle d'elle-même, Prisca piqua au dos Zuwena avec le bout pointu du bâton qu'elle tenait. Déséquilibrée, la jeune Tanzanienne laissa choir la calebasse et se retrouva à plat-ventre dans le liquide épais. Quand elle se releva, le visage rougi par le sang du breuvage mêlé au sien, elle haussa les épaules … regarda avec souffrance celle qui l'avait blessée... s'essuya le visage d'un pan de sa robe... ramassa la calebasse... rebroussa chemin non sans jeter un dernier regard haineux à sa rivale... et quitta le centre... Mis au courant de l'altercation, Chenjeraï était venu vers les fauves. « Tu as gagné ! Ma femme ne viendra plus, sois tranquille ! Mais occupe-toi de Carol aussi bien qu'elle le fait depuis son arrivée ! » Pour mieux marquer son esprit, il cracha par terre en sa direction.

Carol, le lendemain, ne vit pas arriver Zuwena et sa nourriture préférée … Il grignota sans appétit un morceau de carcasse qu'on lui avait apporté en en laissant une bonne partie ... Il la traîna dans un coin sans plus y toucher et alla se coucher dans l'autre coin... Il fallut se rendre à l'évidence que s'il refusait sa nourriture il maigrirait, son pelage deviendrait terne et cela compromettrait ses chances de repartir à la vie sauvage qui serait bientôt la sienne ... Il restait prostré dans un coin... Le vétérinaire, responsable de la ré-introduction des fauves dans leur milieu naturel, pria Chenjeraï de demander à sa femme de revenir s'occuper du lion et affecta Prisca à un autre lieu.

Zuwena arrivait à hauteur du petit lion quand, en ouvrant les yeux, il l'aperçut, robe colorée et calebasse sur sa tête. Un coup de pattes à travers les barreaux et un ronronnement sonore accueillit la jeune femme. Ce matin, grande agitation du côté des fauves. Zuwena, les larmes aux yeux regardait son protégé endormi... langue sortie, yeux ouverts sous l'effet de l'anesthésie. On lui avait implanté une puce dans la jugulaire gauche et une balise GPS était accrochée à un collier bien caché dans sa crinière naissante. Pendant son endormissement, on allait le glisser dans la grande cage-trappe à double parois. Dès son réveil complet qui n'allait guère tarder, on allait l'habituer progressivement à la vie qui serait la sienne. Un court voyage dans la savane, et on installa le lion à l'ombre d'un acacia. Le vétérinaire avait expliqué aux soigneurs que les premiers jours la cage resterait obstinément fermée et que par la suite, la porte serait ouverte. Carol aurait ainsi la possibilité de sortir et de rentrer à loisir, surtout en cas de danger … Tous les jours, les hommes viendraient vérifier la cage et rajouteraient éventuellement un peu de nourriture dans le sas de la cage...

Un matin... plus de lion dans la cage-trappe. Au-dessus d'eux, à bonne hauteur, sur un des acacias, à califourchon sur une grosse branche, un lion roux pâle les salua d'un rugissement sonore... Puis il se laissa glisser dans les hautes herbes et les soigneurs le suivirent des yeux aussi longtemps qu'ils purent.... Maintenant, seule la balise « Argos » serait le dernier lien du lion et du centre qui l'avait soigné...

Une fois la semaine, le samedi en général, on vérifiait la position de Carol et les signaux émis par la balise. C'était le moment préféré de Chenjeraï . Il continuait ainsi à veiller sur lui... Quand il rentrait au village, le soir, il aimait raconter à Zuwena qui ne venait plus à la réserve, ce qu'il savait...

Au centre, progressivement, le personnel avait changé et plus personne ne connaissait Carole ou Dimakatso. Plus grand monde, directeur et Chenjeraï exceptés, ne se souvenait de leur terrible disparition... À contre cœur, Le vétérinaire, avait cédé aux demandes de ses collaborateurs et il avait fait décrocher les portraits de l'accueil. Seul, l'enclos des orphelins gardait trace de leur présence et on continuait à l' appeler « Enclos Dimatsako et infirmerie Carole »

Un samedi, plus de signal ... La balise du lion n'émettait plus... Pas plus ce samedi que les autres jours.

Qu'était devenu Carol ? Avait-il perdu son collier ? Avait-il été victime d'un braconnier ? Ce n'était pas possible qu'après avoir été aussi choyé dans le centre comme il l'avait été, il puisse disparaître maintenant... Que répondrait Chenjeraï quand un jour ou l'autre son épouse lui demanderait des nouvelles? Il fallait lui dire sans trop attendre.

« -Femme ! Tu sais. Nous n'arrivons plus à avoir de lien avec Carol. La balise n'émet plus. Mais, peut-être est-il encore en vie, quelque part dans la savane. Demain, il y aura sept ans que nos compagnons ont rejoint leurs ancêtres. » Sans attendre la question de Zuwena, Chenjeraï était entré dans la maison.

L'épouse , turban jaune d'or sur la tête, longue robe solaire, seau de zinc sur la tête prit le chemin du puits collectif. Elle avançait lentement, très lentement, gênée par les hautes graminées qui maltraitaient sa robe et par les cailloux pointus qui roulaient sous ses pas. Soudain, elle sentit une bourrade sur ses épaules... Déséquilibrée par le choc, Zuwena se retrouva à terre... face contre sol... Elle sentit sur sa joue une langue humide qui passait et repassait... Des pattes, deux pattes la tournaient et la retournaient avec beaucoup de délicatesse... Son visage enfoui dans une chaude fourrure beige claire, presque blanche... Elle réussit à ouvrir ses yeux, agrippa la longue crinière brune...

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P
Comme une histoire vraie.<br /> Belle à lire et à dire.
Répondre
U
Merci Patrice<br /> Je me suis servie de mon expérience de bénévole en protection animale et de ma vie en Afrique même si pour moi c'était l'Afrique du Nord. Je revois ces fillettes avec leur plateau qu'elles tenaient en équilibre sur leur tête.